Le Figaro Entreprises - Décembre 2002

L’antiaméricanisme français :
et si tout se jouait avant six ans ?(1)

À mesure, en cette fin de l’An 2002, que les Américains s’enfoncent dans une rhétorique belliqueuse et que la locomotive guerrière est lancée, l’antiaméricanisme monte en France. En tout cas, il fait débat, illustré par les positions contradictoires de Jean-François Revel et d’Emmanuel Todd. Cet été, un essai remarquable de Robert Kagan (2) est venu nous rappeler que, depuis des siècles, c’est le plus faible qui est le plus pacifiste. Du temps de la grandeur de l’Europe, c’étaient les Américains qui tentaient de modérer la foudre guerrière du Vieux Continent.

Ainsi, nous ne manquons pas de lectures sur l’antiaméricanisme. Mais ce débat ne cache-t-il pas autre chose ? Quels que soient les arguments pour ou contre les Américains, il y a lieu de se demander si la position très ambivalente des Français à l’égard de ces derniers n’obéit pas à des déterminismes cachés, plus puissants que les arguments employés — trop rationnels pour être pleinement honnêtes.

Sevrés très jeunes, expulsés trop tôt par une mère qui leur a constamment seriné « Go, have fun ! You can do it ! », les Américains sont habités par la lancinante question de savoir s’ils sont aimés. Il est étrange de voir qu’un peuple apparemment si sûr de lui et dominateur, pour reprendre une expression qu’employa le Général de Gaulle dans un autre contexte, est aussi sensible sur cette question. Au lendemain de l’expulsion des États-Unis de la Commission des Droits de l’Homme de l’ONU, le New York Times titrait : « Le monde entier nous déteste. » La touriste américaine qui débarque à Roissy et se fait rabrouer par un chauffeur de taxi s’imagine que les Français haïssent les Américains. Mais que ne sait-elle pas qu’un Français aurait été accueilli de la même manière… En un mot, pour forts qu’ils paraissent, les Américains sont vulnérables au rejet. Quelque part, les Français le sentent et essayent de se venger, là où ça fait mal, de leur hégémonie déchue.

Le titre choisi par le très sérieux professeur Stanley Hoffman, de l’université de Harvard, dans son article sur l’antiaméricanisme (3) n’est autre que : « Mais pourquoi n’aime-t-on pas les États-Unis ? » Il y écrit : « Les anciennes puissances hégémoniques, de l’Empire romain à l’Empire britannique, avaient […] une attitude tout à fait réaliste : elles voulaient être obéies (ou, dans le cas de la France, admirée) mais rarement rêvaient-elles d’être aimées. Les États-Unis en revanche, combinaison de shérif justicier et de missionnaire ardent à convertir, ont toujours attendu des autres gratitude et affection. La déception était inévitable : la gratitude n’entre pas dans le registre des sentiments caractéristiques du comportement des États. »

Sevrés tardivement et incomplètement, les Français, eux, n’ont pas à se demander s’ils sont aimés : ils ne le sont que trop. Mais, retenus trop longtemps par leur mère, ils n’ont de cesse que de se prouver qu’ils sont quand même capables d’être indépendants. Alors, ils font des foucades, en se mettant en grève à tout bout de champ, en ne respectant pas la Loi, en construisant des usines à gaz — mais une fois seulement, pour prouver qu’on avait tort de croire qu’ils n’en étaient pas capables —, en faisant preuve d’héroïsme ou de système D, en trichant sur les impôts, et, de temps en temps, en faisant la nique aux amerloques. Puis, satisfaits de savoir qu’ils pourraient être sevrés, mais ne désirant pas l’être durablement, ils reviennent en toute hâte dans le giron maternel où ils s’endorment confortablement sur le mol oreiller des avantages acquis, de l’emploi à vie, des 35 heures et autres luxes de l’exception française.

Trop proches des Américains, tellement influencés par eux, presque envahis culturellement et économiquement, et subjugués par leur séduction mercantile, les Français vivent l’Amérique comme une mère ambiguë et clivée, tantôt toute bonne et tantôt toute mauvaise. Trop près de cette mère toute-puissante, ils ont, là encore, besoin de se détacher avec force en clamant leur opposition. La relation de ces deux pays est aussi celle de deux frères qui s'aiment et se détestent en même temps. L'Amérique, le plus jeune, déplore la légitimité héréditaire de l'aîné tandis que celui-ci est envieux de la liberté et du manque de responsabilités du plus petit (4).

La société française, de plus en plus exposée au chômage, à la compétition économique, à l’exigence de performance, bref, à la réalité, a réagi depuis trente ans par une maternalisation effrénée. En essayant de protéger ses pauvres petits, elle les a rendus encore plus dépressifs, car le message implicite de la surprotection — celle du jeune enfant comme celle du citoyen — est : « Tu n’es pas capable. » Cette attribution a rouvert la blessure du noyau de doute autour duquel est construite la personnalité du Français, si constamment critiqué durant son enfance. Prenons garde, car la dépression est une agression tournée contre soi, et il ne faudrait pas grand-chose pour que cette énergie arc-boutée se déverse de façon chaotique et massive.

Symboliquement, il aurait fallu un père pour soustraire les enfants à l’emprise excessive de la mère (patrie). Mais voilà, dans l’inconscient collectif français, le père est soit absent, soit tyrannique, en tout cas jamais à sa vraie place. Aux élections de 2002, les Français ont eu le choix entre un discours toujours plus maternant (père absent) et une radicalisation à l’extrême du rôle paternel (père tyrannique). La tentation pourrait devenir celle du recours à un homme providentiel, c’est-à-dire investi de pouvoirs divins, comme l’indique la résurgence actuelle du mythe napoléonien. Avec tous les périls du genre, bien sûr, dont celui du rejet et de la déchéance finale, si fortement inscrite depuis Vercingétorix dans la psyché nationale.

Dans ce contexte difficile, la fermeté martiale du président Bush réveille chez les Français leur ambivalence par rapport au père, et vient leur donner une cible logique dans la dialectique de la paille et de la poutre.

Encore très imbibés de la verticalité qu’ils ont héritée de la féodalité puis de la royauté, les Français ne tolèrent pas d’avoir la position basse dans une relation. Ayant été constamment critiqués dans leur enfance, ils cherchent à renverser les termes de la domination en étant critiques à leur tour, envers les Américains cette fois-ci. Et de noter tout décalage entre les paroles et les actes, et de les accuser d’hypocrisie, et de trouver tous les arguments pour leur montrer que ce sont eux les mauvais, ce qui permet alors ipso facto de se trouver bon.

Ce qui précède ne signifie pas nécessairement pour autant que les Américains ont raison. Leur attitude moralisatrice irrite, le grand écart entre le légalisme en interne et l’action directe en externe exaspère, l’idée d’« axe du mal » vient malencontreusement placer frontalement le débat sur le terrain de la guerre sainte, et la notion de guerre préventive pose assurément question. Mais, de grâce, ayons la lucidité de reconnaître qu’un train peut en cacher un autre.

Pascal Baudry

(1) Un extrait de ce texte est paru dans Le Figaro Magazine du 7 décembre 2002.
(2) Robert Kagan, Power and Weakness, Policy Review, Juin 2002. Voir www.policyreview.org/jun02/kagan.html. Extraits en français : « Puissance américaine, faiblesse européenne », Le Monde, 27 Juillet 2002 ; « L'Europe postmoderne », Le Monde, 28 Juillet 2002.
(3) Commentaire, nº 96, hiver 2001-2002.
(4) Alex ElKayem, communication personnelle.