Le Figaro Entreprises - 24 Février 2003

Regarder les Américains pour comprendre la France

Psy > Aux Etats-Unis, un consultant français analyse nos usages, dans l'entreprise et la vie privée. Le constat est décapant et utile.

Le propos est inédit. Dans un livre à paraître (1) Pascal Baudry, psychanalyste, ingénieur, homme d'entreprise et consultant, Français installé en Californie, synthétise vingt ans d'observations de la France à travers le prisme des États-Unis. Il en tire quelques conclusions acides sur le fonctionnement e notre pays, dont la culture, dit-il, porte à la schizophrénie. Mais son ouvrage, enrichi des remarques de milliers d'internautes qui en ont lu les premières moutures, a un autre mérite il invite à s'interroger sur nos propres pratiques, les plus quotidiennes, comme celles du travail. C'est le propos de l'extrait que nous publions ici.

Lorsqu'un Américain rencontre un autre Américain, ils partagent une même référence à la loi. Ils se réunissent parce qu'ils ont une tâche à faine en commun. Peut-être sont-ils, l'un supervisor et l'autre sales clerk dans un magasin ; la tâche de ce tandem hiérarchique est de vendre aux clients, et de satisfaire ceux-ci pour qu'ils reviennent. Ou peut-être l'un est un médecin et l'autre un patient, et la tâche commune est de collaborer pour dispenser et recevoir des soins. Alors, dans la mesure et seulement dans la mesure où ils en ont besoin pour le bon accomplissement de la tâche, ils vont établir le minimum de relation nécessaire. Puis quand la tâche sera terminée, ils dissoudront la relation.

Pour les Américains, la relation est secondaire pan rapport à la tâche. La tâche est transitoire, alors la relation l'est aussi. Peut-être sont-ils époux et leur tâche est de faine ce qu'on fait quand on est époux : se soutenir affectivement, apporter des ressources financières, faine des enfants, s'amuser ensemble, s'occuper des enfants. Le lecteur aura évidemment noté cette description très factuelle, qui nous laisse entrevoir que le concept de tâche n'a pas exactement la même acception dans les deux cultures comme, pan conséquent, celui de relation. Dans cet exemple, si l'un des deux rompt le contrat, notamment en trompant son conjoint, ou s'il n'est plus capable d'assumer la tâche (financière ou... autre), il sera considéré comme normal de rompre la relation (alors qu'en France, en général, on s'accommode). Dans la représentation mentale qu'ils en ont, aucun des deux protagonistes n'appartient à l'autre. (...)

L'importance de la tâche pour les Américains s'inscrit dans la perspective protestante, qui ne connaît pas la rédemption. Pour les catholiques, un acte indu peut toujours être effacé par l'absolution, ce qui rend moins graves les petits manquements quotidiens. Pour les protestants, la tâche est une chose sérieuse, car les conséquences en sont ineffaçables. Selon l'idéologie des puritains, le territoire américain est un nouvel Eden confié au peuple élu. (...) L'argent gagné par le hard work est un signe du succès ; il ne peut être dépensé en plaisirs matériels, et, après qu'une portion en a été donnée à l'église, il sera réinvesti dans le business, ce qui est la source du capitalisme.

Quand deux Français se réunissent, ils n'ont pas en tête la référence à une même loi (ça se saunait), ni même à une loi quelconque. Ils recherchent une commune appartenance possible (même origine géographique, lointain cousinage, même formation...). Puis, il établissent une relation et la renfoncent et la cajolent. Enfin, si la relation es bonne, alors peut-être feront-ils une tâche ensemble. J'exagère un peu. Mai ce qui est clair, c'est que, si la relation n'est pas bonne, l'autre n'obtiendra jamais l'accomplissement de la tâche. « On ne peut pas faire ça à cause des assurances », « Il faut l'avis préalable de la commission », « Il manque des papiers », « Il faut que je demande à un responsable », « Revenez à 14 heures », etc. Pour les Français, la tâche est secondaire à la relation, et toute relation est supposée durer indéfiniment, en tout cas c'est l'idée qu'on s'en fait sur le moment, même si, ensuite, on reprend sa liberté. Mais ce sont les Français qui vont accuser les Américains d'hypocrisie et de superficialité en matière relationnelle. C'est d'ailleurs en partie parce que toute relation est à leurs yeux a priori durable que les Français manifestent une froideur typique envers les inconnus, alors que les Américains ne courent pas de risque à leur sourire puisque la relation est par nature éphémère. (...)

Une culture monochrone

On ne peut pas comprendre le fonctionnement professionnel et même personnel des Américains sans le concept de process, qui se compose de deux temps : la définition des opérations à réaliser, puis leur exécution. Ce ne sont pas nécessairement les mêmes personnes qui définissent et qui exécutent ; ainsi verra-t-on la gestion des ressources humaines de certaines entreprises se partager entre HR Policies and Procedures, chargées de la définition des règles et de la stratégie en matière de ressources humaines, et HR Opérations, chargées de la gestion courante du personnel. Et il en est de même dans de nombreux autres domaines.

Dans cette culture monochrone, c'est-à-dire où l'on ne fait qu'une seule chose à la fois, le process est séquentiel : on définit d'abord ce que l'on va faire, et seulement ensuite applique-t-on ce qu'on a décidé. Les Américains ont beaucoup de difficultés quand il faut définir ou modifier le process en cours d'exécution, alors que c'est la norme pour les Français. Par exemple, lors de l'affaire Clinton-Lewinsky le Sénat devait, du fait de sa nouveauté et de son importance, déterminer la marche à suivre et l'appliquer en même temps, et fut très mal à l'aise dans cette situation. Les Américains sont littéralement obsédés par le process et essayent d'en définir un dans toute situation un tant soit peu complexe. Le process est relativement rigide une fois défini, et ne pourra normalement être modifié qu'en appliquant un nouveau process... de modification.

Il faut bien voir que le process permet aux Américains de relier des faits perçus autrement comme isolés, séparés les uns des autres, alors que la vue syncrétique des Français, par laquelle tout est déjà relié, n'a pas besoin d'une couche de process en plus, lequel viendrait modifier artificiellement, arbitrairement même, l'ordre naturel des choses. (...)

La pensée par process tient une place centrale dans l'organisation mentale des Américains, qui ont tendance à en établir un pour tout. Cette mise en process s'appuie sur un découpage de la réalité en modules (chunking), permis par une culture explicite, binaire, où une chose est ou n'est pas. L'accent mis sur le contenu et l'absence de gris dans la représentation américaine de la réalité permettent la modularisation, alors que les cultures implicites mettent l'accent sur le contexte et fonctionnent en analogique, par continuum. (...) Assez curieusement donc, le fonctionnement américain par process qui est un de ses points forts repose sur une distorsion de la perception à la base, au niveau élémentaire. La réalité n'est pas perçue pour ce qu'elle est mais pour ce qu'on peut en faire. Il importe donc de la décrire, d'en garder la trace, de la transmettre, de façon que soi-même et les autres puissent l'utiliser. (...)

Dans la culture française, personnaliste, il est plus important de mettre sa marque originale que de se diluer impersonnellement dans des catégories préétablies, fût-ce pour faciliter l'action collective. Le besoin compulsif des Français de se distinguer leur fait abhorrer tout ce qu'ils qualifient de "clichés", alors que pour les Américains, le recours à un élément connu permet de ne pas avoir à réinventer ce qui est déjà acquis et participe du fonctionnement modulaire et du process. De plus, la nature fondamentalement très contextuelle et donc constamment en flux de la culture française se prête mal à l'approche réductionniste d'une mise en modules. Du coup, le Français réinvente constamment la roue, et le taux d'apprentissage collectif est faible. Les Américains, malgré la lourdeur insupportable aux Français de leurs processes, vont plus vite collectivement sur la longue période car ils savent repérer lorsqu'on se trouve en terrain connu, et appliquer le process idoine sans que les intéressés crissent des dents. (...)

Le risque d'aller dans le mur avec fracas

Pour un peuple très discipliné comme le sont les Américains, les avantages d'un process rigide sont clairs : en vertu de la division des tâches, les stratèges puis les organisateurs ont tranché, on sait où l'on va et chacun peut se consacrer à son job avec une entropie minimale. Les ressources nécessaires sont allouées, souvent importantes car il n'y a plus d'hésitation ou de partage nécessaire entre factions, et les énergies sont toutes canalisées dans la même direction. Inconvénient : quand la direction n'est pas la bonne, on va dans le mur avec fracas. Un nouveau process, souvent piloté par un nouveau dirigeant, viendra alors définir comment se relever. (...) Le professionnalisme se définit pour les Américains comme référence explicite à un corps de connaissances et de pratiques généralement acceptées dans un métier : on agit professionnellement.

Pour les Français, il désigne la constance d'un état d'esprit inscrit dans une pratique : on est "pro". Trop de process conduit à ces films d'Hollywood techniquement parfaits, mais avec des scénarios nuls, réalisés avec un grand professionnalisme qui tourne à vide ; le risque est celui du manque de sens.

La primauté du résultat économique quantifié

À l'inverse, l'individualisme des Français, la peur du risque et de la critique, et la constante renégociation du rang de chacun les empêchent de se mettre d'accord rapidement sur la marche à suivre, et les directives venant du sommet se heurteront souvent à la résistance passive des niveaux intermédiaires et à la résistance active de la base. Les Français tiennent chacun à garder leur précieuse liberté de manœuvre personnelle, et j'ai vu de nombreuses organisations où les échelons d'exécution font tout autre chose que ce qui leur a été demandé par les dirigeants. Crozier avait déjà fait cette observation de La Société bloquée (Le Seuil, 1997). Paradoxalement, comme la base est plus proche du terrain (du client, du marché), certaines initiatives prises au coeur du mouvement brownien à la française se révéleront porteuses d'émergences fructueuses. L'incapacité culturelle des Français à suivre avec constance un process prédéfini, même dans les sous-cultures d'ingénieurs, leur assure une réactivité dont manquent les Américains et peut constituer une chance en ces temps de plus en plus chaotiques, mais souvent au prix d'un grand gâchis de ressources.

L'omniprésence du process combinée au caractère binaire de la culture américaine et à la centration sur la tâche qui conduit à la spécialisation a fait logiquement le berceau de l'entreprise taylorienne. Assez curieusement, c'est parce que les Américains se sont aperçu des limites du taylorisme dans l'environnement en changement constant de l'après-guerre qu'ils ont essayé d'en sortir après moult programmes de qualité, réductions d'effectifs, suppressions de niveaux hiérarchiques et automatisations de toutes sortes, tant par l'excellence et l'empowerment, que par externalisation et recentrage sur les core competencies, application de business process reengineering, maillage en réseau, intégration de la chaîne de la valeur, webization et autres innovations managériales. La primauté du résultat économique quantifié par rapport au statu quo organisationnel et aux dogmes managériaux successifs, couplé à une certaine transparence et à la capacité de décrire clairement ce qu'on fait, a assuré la diffusion mondiale des innovations managériales et a fait des pratiques américaines des modèles universels, y compris maintenant dans la vague déferlante de la création de valeur pour l'actionnaire.

Notons au passage que les modes doctrinales en matière de management existent des deux côtés de l'Atlantique, mais avec des cycles de vie différents. Les Américains font confiance aux experts, notamment universitaires, lesquels sont beaucoup plus impliqués que leurs homologues français dans le conseil en entreprise, voire dans la création d'entreprises ou la prise de fonctions dirigeantes temporaires avant de réintégrer leur université. Dès la publication d'un ouvrage décrivant une nouvelle approche managériale (généralement sous forme de process) et s'appuyant sur quelques premières réalisations réussies, de nombreuses entreprises adoptent l'approche proposée et une vague prend forme, dans un mouvement moutonnier très comparable d'une mode à l'autre. Des organisations se créent pour soutenir l'application de ces approches en partageant informations et ressources ; une nuée de consultants, franchisés par les fondateurs ou ayant créé des produits dérivés, donnent corps à la dissémination des pratiques correspondantes, souvent adaptées à chaque secteur d'activité. Puis, au bout de plusieurs années, l'évolution des besoins sur le terrain et l'apparition d'un nouveau paradigme managérial amènent la naissance de la vague suivante. Entre-temps, les préconisations de l'auteur en question ont réellement fait l'objet d'applications dans la durée.

En France, les modes managériales généralement importées d'Amérique disparaissent dès qu'une partie suffisante de l'élite dirigeante estime les connaître déjà et les avoir comprises ; il n'y a généralement pas d'application sérieuse dans la durée (le mouvement de la qualité faisant exception) du fait du cynisme ambiant, de la primauté donnée à la connaissance sur l'action et de la méfiance vis-à-vis de tout process durable, considéré par le sommet comme trop rigide parce ne permettant pas les revirements inopinés caractéristiques du pouvoir régalien, et par la base comme un rappel inacceptable de sa position "d'en bas".

(1) Français et Américains, l'autre rive, éditions Village Mondial, 22 euros.
Les intertitres sont de la rédaction.

L'auteur

Pascal Baudry a une expérience multiple. Ingénieur et psychanalyste de formation, il a exercé en cabinet puis a intégré l'industrie. Au cours des années 1970, il a participé à l'implantation de Renault sur le continent américain et s'est établi aux États-Unis. À San Francisco, il a monté un cabinet de consulting autour d'une activité inédite, les "expéditions pour apprendre" : il a conduit 5 000 dirigeants français à la découverte des meilleures pratiques américaines. L'objectif, avec chaque petit groupe, est de provoquer des prises de conscience et de réels changements (Le Figaro Entreprises du 17 septembre 2001).