France - Amérique - Avril 2003

Regarder l’Amérique pour comprendre la France

Dans un livre sur l’Internet, un consultant français de Californie analyse nos usages

Le propos est inédit. Dans son livre à intitulé « Français et Américains : l’autre rive » que l’on peut découvrir sur l’Internet, Pascal Baudry, psychanalyste, ingénieur, homme d’entreprise et consultant, Français installé en Californie, synthétise vingt ans d’observations de la France à travers le prisme des États-Unis. Il en tire quelques conclusions acides sur le fonctionnement de notre pays, dont la culture, dit-il, porte à la schizophrénie. Mais son ouvrage, enrichi des remarques de milliers d’internautes qui en ont lu les premières moutures, a un autre mérite : il invite à s’interroger sur nos propres pratiques, les plus quotidiennes, comme celles du travail.

FRANCE-AMÉRIQUE : Pascal Baudry, vous venez de publier Français et Américains - L'autre rive chez Village Mondial, mais le texte de ce livre demeure en même temps accessible intégralement en accès gratuit sur le site www.pbaudry.com. C'est une approche pour le moins inhabituelle. Ne craignez-vous pas cette auto-concurrence ?

PASCAL BAUDRY : C'est effectivement une formule à laquelle je ne connais pas de précédent. Depuis deux ans, plus de deux mille internautes ont contribué à l'écriture de ce cyberlivre en m'envoyant leurs commentaires, contributions et critiques sur le texte que j'ai mis en ligne sur mon site et qui s'est étoffé au fil des mois. Et maintenant, le résultat de la première étape de ce travail collectif sort en librairie ; les éditions ultérieures viendront refléter les améliorations apportées par les commentaires à venir. Il est vrai que c'est une idée fort peu française que de penser que plusieurs intelligences sont meilleures qu'une seule... En fait, non seulement cette publication gratuite parallèle ne porte pas tort à la version papier de mon livre, mais au contraire celle-ci a figuré dès la première semaine de sa parution parmi les cent premiers titres sur le million proposé par Amazon.fr. Les quelque 36 000 internautes qui avaient déjà téléchargé le cyberlivre font un important bouche-à-oreille, et beaucoup de Français expatriés l'achètent, comme cadeau pour faire comprendre des choses à leurs familles et amis restés en France, ou pour eux-mêmes s'ils préfèrent garder ce texte sous la forme plus charnelle d'un livre sur papier.

Alors quel est votre but en écrivant cet ouvrage ?

Mon propos n'est pas de publier (et de vendre) un livre de plus, mais de diffuser des idées et concepts qui aident les Français à voir leur culture de l'extérieur, à percevoir des traits importants de la mentalité française que normalement l'on ne voit pas de l'intérieur. Il s'agit ainsi d'aider le lecteur à séparer les aspects du génie français qui doivent être préservés car ils sont magnifiques, et ceux qui doivent évoluer car ils "plantent" la France, tels que la verticalité française héritée de l'Ancien Régime, ou les croyances de rareté qui conduisent à penser en termes d'un ou-ou qui se transforme vite en ni-ni.

Ce livre sort à une période particulière des relations entre la France et les États-Unis...

Oui, et j'en parle. Mais il s'agit-là d'une coïncidence, car mon propos est de faire un classique, incontournable pour le lecteur cultivé, et référencé dans les meilleures universités (950 internautes avec une adresse e-mail stanford.edu et 750 avec berkeley.edu l'ont déjà téléchargé). Crozier a écrit il y a une trentaine d'années sur la « société bloquée », et d'Iribarne il y a quinze ans sur « la logique de l'honneur », mais il y a peu d'ouvrages étayés sur les évolutions souhaitables de notre culture.

S'agit-il de critiquer la France ou de glorifier les États-Unis ?

Non. Je porte d'ailleurs des jugements très durs sur certains traits des Américains, comme leur mercantilisme effréné, le peu de respect de l'esprit de leurs propres lois quand ils se situent à l'international, ou l'évitement de ses lourdes responsabilités par Hollywood. Mais il est vrai que les Français, qui ont en moyenne été critiqués par leurs parents et leurs enseignants plus de cent mille fois chacun dans leur enfance, sont hypersensibles à tout ce qui peut leur apparaître comme une critique. En fait, j'utilise la comparaison culturelle avec les Américains pour disposer d'un point d'observation extérieur ; j'aurais pu m'appuyer sur une autre culture (je parle d'ailleurs des similitudes entre les Japonais et les Français). L'intérêt essentiel de l'ouvrage, et son originalité, c'est qu'il essaye de se situer non seulement à un niveau descriptif des différences culturelles, mais aussi dans une perspective explicative.

Votre approche de la culture française est en effet assez psychanalytique.

J'ai reçu une formation très diversifiée, initialement d'ingénieur, mais aussi littéraire, de management et de psychologie, et j'ai pratiqué une dizaine d'années la psychanalyse en France avant d'évoluer vers des fonctions dirigeantes en entreprise, d'abord en France puis aux Etats-Unis, où je vis depuis une vingtaine d'années. Et puis j'ai pu observer plus de cinq mille dirigeants français à l'occasion des Learning Expeditions que j'organise pour eux aux États-Unis depuis quatorze ans. J'ai complété le tout par 400 interviews sur le terrain. Mon regard est pluridisciplinaire, et je crois sincèrement qu'aucune discipline ne suffit à elle seule pour éclairer la compréhension de phénomènes aussi complexes que ceux qui sont en jeu dans la culture française. Si l'on veut échapper au banal et passer à un niveau explicatif, ou tout du moins interprétatif, il faut prendre en compte des aspects historiques, religieux, politiques, institutionnels, éducatifs, et aussi psychologiques. Ces derniers peuvent paraître plus singuliers au lecteur profane, mais j'ai fait un gros effort d'écriture pour éviter le jargon - et tant les internautes que mon éditeur m'y ont aidé.

Vous parlez quand même de situations de la prime enfance.

Oui, tout-à-fait, et certaines sont très éclairantes. Ainsi, j'ai observé les différences de comportement des mères américaines et françaises avec leurs jeunes enfants, sur des terrains de jeu. Les premières disent « Go, have fun ! », et lorsque l'enfant revient vers elles en pleurant après être tombé, elles disent « You can do it ! », plus le renvoient jouer. Ce sevrage social précoce sème chez l'Américain la question lancinante de savoir s'il est aimé, que l'on retrouvera dans de nombreux comportement américains, mais crée aussi la fondation d'un self fort et individué. La mère française, quant à elle, commence par des interdictions, puis rabroue l'enfant qui revient en pleurant, et lui interdit alors de s'éloigner d'elle ; les attachements provoqués par des scènes de ce genre conduiront le Français à préférer l'appartenance à la prise de risque, tout en voulant se rassurer sur sa capacité à être indépendant. Cela se manifestera chez l'adulte par des comportements erratiques et rebelles, tellement typiques de notre culture, et par un fond dépressif. J'évoque aussi des différences majeures dans l'éducation à la propreté ou dans la résolution du conflit œdipien, et je crois même discerner une véritable schizophrénie culturelle chez les Français.

Votre style semble très travaillé.

Je suis content que vous l'ayiez remarqué. Effectivement, je n'ai fait aucune concession stylistique, et il est clair que ce livre est écrit par un Français d'origine, qui aime sa langue maternelle et ne veut pas la voir dépérir : il s'agit ici d'un effort de défense et d'illustration de la langue française, avec du souffle et sans ringardise. Je veux faire partager au lecteur français ma joie d'écrire, et trouver ainsi cette connivence qui est l'un des traits singuliers de notre culture. Et comme tout bon Français ne peut lire qu'au second degré (au moins), ce livre a été écrit en prenant directement en compte comment le lecteur français normal (s'il en existe) réagira à mes propos ; comme ça, on gagne du temps...

Français et Américains, l’autre rive
Pascal Baudry, Editions Village mondial, 224 pages

Lire, gratuitement, la version électronique : www.pbaudry.com/