Courrier Cadres - 27 Novembre 2003

VIE PROFESSIONNELLE - Management

Les managers ne leur disent pas (assez) merci...

"Félicitations", "Merci"... Ces mots écorchent les lèvres de nombreux managers. Vous avez tendance à ne pointer le doigt que sur ce qui cloche ? Un mal très français, mais qui se soigne.

En France, il y a deux mots qu'on ne sait pas dire au quotidien merci et bravo."Pour Philippe Bloch, coprésident de Columbus Café, une chaîne d'expresso bars, cette particularité est l'un des handicaps du management traditionnel à la française. Les cadres ont en effet beaucoup de difficultés à remercier, voir récompenser leurs collaborateurs. Au lieu de souligner ce qui fonctionne bien, "on repère plus souvent les trains qui n'arrivent pas à l'heure", résume avec humour Florence Nony, DRH de Wella, fournisseur de produits capillaires.
L'explication ? Elle tient à une multitude de facteurs. A commencer parle stress. "Les jeunes qui entrent comme serveurs chez nous peuvent très vite acquérir des responsabilités. Mais, en progressant dans la hiérarchie interne, ils paniquent souvent. Quand on n'a pas l'habitude de manager, on utilise plus volontiers l'autorité, explique Philippe Bloch. Dans une situation de pression, où l'on n'a que quelques minutes pour donner son avis, on est vite enclin à faire des critiques. A moi aussi, mes salariés m'ont reproché d'avoir mis l'accent sur le côté négatif plutôt que sur le positif." Le cofondateur de Columbus Café a vécu plusieurs années aux Etats-Unis et remarque d'énormes différences : "Là-bas, le mécanisme de félicitations est institutionnalisé avec de grandes cérémonies. On en est encore loin en France!"

Exception française. C'est aussi ce que constate Pascal Baudry, consultant en management installé aux Etats-Unis depuis 1985. Prenant l'exemple du terme "accountability", que l'on pourrait traduire par "comptable de ses actions", l'auteur de Français et Américains - L'autre rive (I) nous apprend que, contrairement au Français, "l'Américain accountable bénéficie d'un bonus ou de félicitations en cas de succès et vit une mort symbolique en cas d'échec". Selon cet ancien psychanalyste, les causes du mal français sont profondes. En premier lieu, "notre culture repose sur une croyance de rareté selon laquelle seul un des deux peut avoir raison - ou être bon - à la fois". Ensuite, "on ne fait pas bien, on est bien. Un collaborateur récompensé un jour ne pourra être réprimandé le lendemain". De plus, "un héritage qui nous vient de l'Ancien Régime conduit le chef à se maintenir au-dessus de ses subordonnés et non à leurs côtés. La non-reconnaissance de leurs qualités les laisse dans une incertitude qui maintient leur dépendance", fait remarquer Pascal Baudry. Enfin, "la critique fait partie intégrante de la culture". La notation de 0 à 20 pendant l'enfance, par exemple, permet de ne jamais donner le maximum... Pour le sociologue Jean-Pierre Le Goff, auteur d'un livre sur
Les Illlusions du management(2), le management lui-même est à l'origine du mal français. Selon ce chercheur au CNRS, si les cadres ont intériorisé ce qu'il appelle "un modèle de performance sans faille où l'échec n'est pas permis, ils auront beaucoup de difficultés à être satisfaits de leur travail et donc également de celui des autres". Autre hypothèse, le culte des élites. "Pour beaucoup, il est normal que le management soit au top", indique Patrice Stern, directeur associé d'ICS Interconsultants, cabinet spécialisé dans la conduite du changement.

Et puis les managers français se méfient des discours trop élogieux. "Féliciter n'est souvent pas loin de flatter. Pour ne pas passer pour un démagogue, un cireur de pompes, il faut savoir prendre de la distance", note Bertrand Poulet, animateur de formations chez Demos. Entre les grands shows à l'américaine, l'appellation "employé du mois" et l'absence totale de manifestation de reconnaissance, le fossé est immense. Nos cadres dirigeants semblent peiner à trouver le juste milieu. Et bon nombre d'entre eux préfèrent se taire plutôt que de mal faire.

 

TÉMOIGNAGE
"Le non-dit conduit à l'échec"
Parmi les moteurs psychologiques qui font avancer dans l'entreprise, le plus important est celui de la reconnaissance. Autrement dit, savoir souligner quand ça va, et aussi quand ça ne va pas. C'est une façon de remotiver un collaborateur et de lui éviter la spirale de l'échec provoquée par les non-dits. Cette démarche, il faut l'avoir au quotidien. Pour ma part, je consacre un laps de temps régulier à mes collaborateurs : consigné dans mon agenda, il peut être utilisé... ou pas. La promotion interne est un autre signe fort de reconnaissance "J'ai préféré te choisir, toi, plutôt que d'aller chercher du sang neuf ailleurs." Il faut aussi savoir sortir du ronron quotidien par exemple, proposer à ses collaborateurs de participer à des conférences, salons ou colloques. Très importante enfin, la mise en place des entretiens annuels d'évaluation, ou plutôt d'appréciation. Un rendez-vous qui permet, dans le cadre de règles universelles et comprises par tous, d'instaurer un dialogue et de faire le point sur les résultats. Un moment où les choses sont dites et reconnues. Pour moi, ne pas savoir exprimer sa reconnaissance, c'est enlever toute couleur ou toute saveur au rôle de manager.
JACQUES RENAULT, directeur général de East Rait France (boulanger de McDonald)

 

Participer au présent. Pourtant, ils ont de nombreux outils à leur disposition, mais ceux-ci ont changé. Les récompenses faisant intervenir l'argent (primes, stock-options...) et le temps (congés, aménagement des horaires...) ? "Passées de mode", précise Patrice Stern, professeur de management à l'ESCP-EAP. Sont très bien perçus, en revanche, la participation à des réunions la prise en compte de l'avis de ses équipes, les formations, les colloques pour se tenir au courant et constituer un réseau. De même, "la délégation est appréciée de celui qui la reçoit. Il faut que l'individu se sente autonome, qu'il puisse se sentir libre dans ses actions, à partir d'objectifs fixés et d'un budget", ajoute-t-il.

En fonction de son secteur d'activité et de son histoire, chaque entreprise met en place ses propres systèmes de félicitations. Référencementmanuel.com vient d'organiser un concours avec voyages à la clé pour récompenser les efforts des revendeurs de ses solutions de référencement de sites Internet. "Cette opération marche bien. La première semaine, nous avons eu une trentaine de réponses", indique Yannick BidetBertomier, directeur technique de la société, qui travaille avec plus de 400 Web-agencies, dont un réseau actif d'une trentaine. Wella a institué des primes indexées sur la performance individuelle et collective et remercie ses anciens employés lors de la réunion annuelle de l'ensemble des salariés.
Transparence 2002, on a choisi de théâtraliser ces moments, plutôt que de remettre aux salariés une simple lettre. C'est un moyen de reconnaissance supplémentaire", explique Florence Nony, DRH. Cette entreprise de produits de coiffure, dont l'actionnaire majoritaire est Procter & Gamble, vient de mettre en place une formation au management destinée à ses chefs de service. Une partie de ces séminaires est consacrée à savoir féliciter. "Pour donner la possibilité à chacun de progresser, il faut d'abord reconnaître ce qu'il fait, précise la DRH. Avant, on avait sans doute plus tendance à avoir des chouchous avec des privilèges. Avec l'arrivée de notre nouveau PDG, Wella a pris une dimension plus transparente. Des moyens de récompense clairs et systématiques y participent."

Chez Columbus Café aussi, on plaide pour la transparence. "Chez nous, la récompense est une religion. Tous les salariés ont mon numéro de portable et celui de mon associé : un moyen de leur témoigner notre confiance", précise Philippe Bloch. La chaîne de cafés, qui est en train de mettre en place un système de stock
options pour ses salariés le: plus anciens, organise des tro. phées annuels avec cadeau> pour les meilleures équipes "Même les plus réticents trouvenl'initiative sympa..." Pour leur anniversaire, èlle offre un joui de vacances à tous ses salariés "pour les remercier du soin qu'il apportent à nos clients". "Beaucoup de jeunes connaissent Columbus Café grâce à ce Birthday Off. Ça nous coûte cher, mais sans doute bien moins qu'une campagne de communication pour recruter. Et c'est un bon moyen de les motiver." Sur ce point, tous les managers s'accordent à le reconnaître, féliciter ses collaborateurs est une excellente manière de les pousser à se dépasser.

 

À RETENIR
Les points clés de la reconnaissance

  • Le manager doit être sincère. Il n'y a rien de pire qu'un remerciement qui sonne faux.
  • Il doit être réactif : quelle que soit la forme que prend une reconnaissance, il ne faut surtout pas réagir vingt ans après.
  • Attention à respecter la pro)dmité hiérarchique : pour être crédible auprès de celui qui reçoit un remerciement, ce dernier doit être exprimé par le n+1, au maximum par le n+2.
  • Diversifier les formes de reconnaissance : on ne s'exprime pas de la même façon si on est dans la reconnaissance existentielle ou dans celle des résultats (voir interview).
  • Personnaliser les propos : en commençant par "je" et "tu". "Je considère que tu as bien travaillé." Attention aussi à la personnalité du collaborateur auquel on s'adresse : il vaut mieux remercier individuellement des introvertis, alors que des félicitations en public combleront des collaborateurs moins timides. Les signes de reconnaissance ou les cadeaux doivent également être autant que possible personnalisés.
  • Bien spécifier le motif du remerciement : le manager doit faire le constat de points précis, tel qu'un dossier bien ficelé, et ne pas complimenter sur de simples impressions.
  • S'assurer de la cohérence de la reconnaissance exprimée avec les objectifs et les priorités de l'entreprise.

 

"Booster" l'équipe. Peu de risques qu'ils soient tentés de se reposer sur leurs lauriers. "Certains ont pu avoir les chevilles qui enflent après des félicitations. Mais ça reste très rare, dit Florence Nony. Au contraire, en développant le sentiment d'appartenance et la motivation, on favorise l'envie d'en faire plus." Une analyse partagée. "Après un séminaire récompensant nos collaborateurs, on sent bien que l'énergie revient, reprend Philippe Bloch. Et ça se traduit dans les chiffres." Tout comme l'élève va être amené à faire des efforts grâce aux compliments de son prof, vos équipes seront boostées par vos encouragements. Comme le fait remarquer par ailleurs le consultant de Demos, féliciter répond à un besoin de justesse dans l'appréciation. En relevant ce qui est bien, on a plus de légitimité à faire remarquer ce qui ne fonctionne pas."

Dans les formations de l'Education nationale, on conseille aux enseignants de faire ressortir le positif dans leurs remarques sur les copies des élèves. Alors à quand des consignes similaires pour les cols bancs ?

Marina Alcaraz

(1)« Français et Américains, l'autre rive », par Pascal Baudry, Village Mondial, 224 pages, 22 euros. Egalement en accès libre
sur www.pbaudry.com
(2) "Les Illusions du management: Pour le retour du bon sens", Jean-Pierre Le Goff, éd. La Découverte, 2003,163 p., 6,90 euros.