Le Monde, 20 mai 2003

Les Etats-Unis incitent les salariés à dénoncer les fraudes

La loi Sarbanes-Oxley oblige désormais les entreprises à installer des procédures pour favoriser les témoignages anonymes d'employés.

La chasse à la fraude est lancée aux Etats-Unis. Toute entreprise cotée en Bourse va devoir fournir à ses salariés un numéro vert ou une adresse Internet où ils pourront dénoncer, de façon anonyme, des détournements de fonds, des falsifications de chiffre d'affaires ou encore des manipulations comptables dont ils auraient été les témoins. Rattrapée par des scandales financiers - MCI (ex-WorldCom) a accepté de payer une amende record de 500 millions de dollars pour fraude, et onze cadres dirigeants d'HealthSouth ont plaidé coupables pour une malversation record, estimée à 2 milliards de dollars (1,71 milliard d'euros) -, l'Amérique choisit la manière forte pour panser ses plaies.

Ainsi en a décidé la Securities and Exchange Commission (SEC). Le gendarme de la Bourse américaine a publié, le 9 avril, certaines règles d'application de la loi Sarbanes-Oxley adoptée à l'été 2002 : les entreprises ont l'obligation, d'ici à la fin de leur exercice comptable 2003-2004, de mettre en place un système pour "recevoir, conserver et traiter de façon anonyme" les "plaintes" de leurs salariés concernant "la comptabilité, le contrôle interne et les méthodes d'audit". Les témoignages des salariés devront être gérés par un comité d'audit indépendant de la direction.

MANNE DE CONTRATS À VENIR

A l'origine, la SEC envisageait que ce dispositif soit mis en place dès le 26 avril. Les entreprises ont obtenu un délai de grâce pour s'exécuter, mais déjà 15 % d'entre elles auraient devancé l'appel, selon le cabinet Deloitte & Touche. "La peur de perte d'image en cas de fraude avérée est telle que nous recevons même des demandes d'entreprises non cotées, qui ne sont pourtant pas obligées de mettre en place ce système", explique Larry Tomayko, directeur opérationnel de National Hotline Services, un centre spécialisé dans les appels d'urgence qui propose désormais des numéros de téléphone "Sarbanes-Oxley" aux entreprises.

En quelques mois, une kyrielle de sociétés Internet (Tell the Board, Ethic Points...) ont fleuri outre-Atlantique pour profiter de cette manne de contrats à venir. "Toute personne peut venir sur notre site et, via un code secret attribué à son employeur, déposer sa plainte. Un numéro lui est attribué afin de préserver son anonymat. Nous contactons ensuite le comité d'audit de l'entreprise, qui peut venir regarder le rapport du salarié", explique David Childers, PDG d'Ethic Points, qui annonce déjà une centaine de clients, dont le groupe informatique Palm ou la banque Wilmington.

Cette nouvelle loi cherche à renforcer le système mis en place fin février par le FBI. La police fédérale américaine a en effet installé une ligne téléphonique pour recevoir les appels de personnes soupçonnant des fraudes dans leur société. Car le nombre d'affaires financières traitées est exponentiel. "Depuis l'ouverture d'une enquête sur Enron, le 4 décembre 2001, le FBI a entrepris plus de cinquante investigations sur des sociétés telles que WorldCom et Kmart, déclarées en faillite, ainsi que Tyco, America Online, Qwest Communication, Homestores.com ou encore Rite Aid et Bristol-Myers Squibb", a indiqué la police fédérale. Actuellement, le FBI enquête sur treize cas de fraude ayant entraîné des pertes de plus de 100 millions de dollars pour les investisseurs.

L'Amérique veut donc sonder les entrailles de ses entreprises pour y débusquer les secrets inavouables. Une approche typiquement anglo-saxonne, difficilement exportable sur le Vieux Continent. "Ce type de système ne serait pas convenable en France, il y a un obstacle culturel. Cela donnerait l'impression qu'on met en place un système de délation organisée", explique Stéphane Baller, associé de la société d'avocats HSD Ernst & Young. De telles considérations ne semblent pas de mise outre-Atlantique, où "est loué comme sens civique ce qui est condamné comme délation en France", analyse Pascal Baudry, auteur de Français et Américains, l'autre rive (éditions Village mondial).

"FEMMES DE L'ANNÉE"

Les salariés américains sont déjà rompus à ce procédé : depuis les années 1980, ils sont invités à dénoncer des actes de maltraitance, de harcèlement sexuel ou encore les manquements à la sécurité qu'ils auraient pu observer sur leur lieu de travail. Différents sondages montrent qu'ils ont a priori des choses à dire concernant la fraude. "20 % des salariés américains déclarent connaître personnellement des agissements non éthiques ou illégaux dans leur entreprise", estime une enquête du cabinet Ernst & Young.

Le législateur américain cherche avant tout l'efficacité. Pour restaurer la confiance, il rêve de voir émerger de nouvelles Cynthia Cooper ou Sherron Watkins, ces femmes qui ont dénoncé les scandales financiers d'Enron et de WorldCom, où elles étaient employées. Toutes deux ont été consacrées "Femmes de l'année" par le magazine Time, avec Coleen Rowley, l'agent du FBI qui avait dénoncé les carences des services secrets américains dès avant le 11 septembre 2001.

Mais cette loi va-t-elle réussir à protéger ces salariés dénonciateurs ? C. Fred Alford, professeur américain de sciences politiques, a publié une enquête sur une cinquantaine d'affaires de la sorte aux Etats-Unis (Whistleblowers, Cornell University Press). En grande majorité, les salariés vigilants ont été mis sur la liste noire par leur direction après avoir parlé.

Un tel destin aurait pu être celui de Sherron Watkins chez Enron si l'affaire n'avait éclaté au grand jour à cause des déboires financiers de l'entreprise. On sait désormais que le fait de s'être épanchée auprès du PDG d'Enron lui a valu d'être mise au placard. Pis : deux jours à peine après qu'elle se fut confiée, les avocats du groupe, consultés par le PDG, lui donnaient le feu vert pour un licenciement. "La loi texane ne protège pas les personnes qui donnent l'alerte dans l'entreprise. La Cour suprême a par deux fois renoncé à des poursuites dans des cas de licenciement", expliquaient-ils dans une lettre qui a été rendue publique lors du procès Enron.

De vieux réflexes qui ont encore la vie dure, comme le prouve le cas récent de Terry L. Becker, employée à la sécurité de la société Quest Intelligence Bureau à Phoenix. En décembre 2002, cette salariée est allée parler à son patron de dysfonctionnements dans le système d'alarme installé chez un client. La presse américaine a révélé qu'elle a été licenciée un mois après. La semaine même où Mme Watkins était sacrée "femme de l'année".

Laure Belot