Entreprise & Carrières - Février 2003
Français et Américains au travail :
ce qui les sépare
Culture explicite et focalisation sur le process aux États-Unis,
culture implicite et importance de la relation interpersonnelle en France :
un fossé sépare les Français et les Américains au
travail. Hiérarchie, objectifs et performance, contractualisation: attention
aux contresens et aux incompréhensions...
E & C : Dans votre livre à paraître, Français-Américains : l'autre rive, vous dressez le constat des profondes différences
entre des sociétés et des cultures bien plus éloignées
qu'on pourrait le croire...
Pascal Baudry : J'ai pu observer les réactions des
dirigeants et managers français que j'ai accompagnés aux États-Unis
(côte est et Silicon Valley). J'ai moi-même vu mes enfants, nés
en France, grandir comme des petits Américains et se comporter différemment
de mes attentes culturelles implicites. Dans les deux cas, la surprise signale
que le présupposé selon lequel les deux cultures sont proches
est faux. Même si leurs produits nous sont familiers, les Américains
sont très différents des Français.
E & C : De quelle façon ces différences se traduisent-elles
dans les relations de travail ?
P. B. : Elles sont à l'origine de nombreuses incompréhensions
et contresens. L'une des erreurs classiques des Français avec des collaborateurs
américains est, par exemple, d'énoncer comme des faits ce qui
n'est pas avéré. Ou de ne pas prendre en compte la dimension juridique
et contractuelle des rapports aux États-Unis tout ce qu'on dit est contractuel,
même si ce n'est pas écrit. La culture américaine est explicite,
binaire. Une proposition y est vraie ou fausse. Et l'on résoudra l'incertitude
ou la complexité en créant des sous-catégories au sein
desquelles il est possible de raisonner en proposition vraie ou fausse. A l'inverse,
le Français se sent à l'aise dans l'ambiguïté, l'implicite,
la nuance. Le mot est différent de la chose, le signifié du signifiant.
Ce qui laisse place à l'allusion, la référence partagée,
éventuellement à l'hypocrisie. La communication se situe sur le
terrain de la relation plus que sur celui du contenu.
Des différences qui se retrouvent dans la culture du travail. Une forte
personnalisation chez les Français règles implicites, profils
de poste peu définis (ou dont la définition est peu suivie), objectifs
peu précis. Côté américain, une focalisation sur
le process, une culture de la tâche. On félicite beaucoup plus
facilement un collaborateur aux États-Unis, parce qu'on peut aussi le
réprimander le lendemain. Ces appréciations se réfèrent
à ce qu'il fait, pas à ce qu'il est. Dans la culture du travail
française, essentialiste, personnaliste, on félicite très
peu pour la même raison, car l'appréciation est, ici, liée
à ce que l'on est plus qu'à ce que l'on fait.
E & C : Vous avancez une explication psychanalytique à ces
différences...
P. B. : Je pense, en effet, que l'enfance des Américains
et des Français, très dissemblable, est structurante. Les jeunes
enfants américains sont encouragés très tôt à
gagner leur autonomie, à découvrir le monde qui les entoure, sans
en craindre les risques. Au contraire, la société française
est à la fois très maternante et critique avec les enfants : «Ne
t'éloigne pas. Fais attention.» Le Français en gardera,
généralement, les inquiétudes suivantes: « Suis-je
capable d'être indépendant ? Comment puis-je être différent
des autres ? », ce qui peut expliquer sa difficulté à s'inscrire
dans une logique de tâche anonymisante, à intégrer un process
et, en revanche, sa volonté de signer sa prestation, quitte à
commettre des erreurs.
E & C : Vous pointez aussi des différences notables dans
la conception de la hiérarchie...
P. B. : Par sa constitution, la civilisation américaine
refuse le fait du prince, équilibre les pouvoirs. Cette conception a
pénétré le quotidien. C'est une méritocratie horizontale
(mais pas égalitaire). L'entreprise rassemble des collaborateurs autour
d'une tâche. On n'appartient pas à son patron, la relation est
contractuelle. En France, sur le mode féodal, on appartient à
son patron, on lui voue fidélité et on en attend protection. Ce
qui maintient encore des organigrammes en empilements hiérarchiques et
des fonctionnements claniques.
E & C : L'internationalisation des entreprises réduit-elle
cette fracture ?
P. B. : Pas toujours. Exemple avec les 360° feedback ou
le fridaywear : on a voulu injecter des modes de fonctionnement ou des outils
américains dans une culture française très symboliste et
implicite. Souvent, on ne s'approprie qu'une apparence de fonctionnement américain.
On a immédiatement réinvesti des codes implicites d'appartenance
dans le fridaywear. Quant au 360°feedback, il fonctionne mal dans une culture
fondée sur la relation. Les Français ont encore du mal à
évaluer la performance d'une manière factuelle. Mais dans cette
culture liée à l'être et au long terme (mais aussi, parfois,
très réactive), plus qu'au faire et au court terme, il est possible
de se réapproprier certains dispositifs: par exemple, en introduisant
des objectifs qualitatifs dans l'évaluation de performances. De même
que certaines grandes entreprises internationales ont créé une
culture hybride.
PROPOS RECUEILLIS PAR GUILLAUME LE NAGARD
* Français-Américains : l'autre rive. Edition Village
Mondial, 192 pages, à paraître le 20 février. Il est téléchargeable
gratuitement sur le site www.pbaudry.com
Ses lectures :
Madame Bovary. Gustave Flaubert. Gallimard.
Penser d'un dehors (La Chine). François Julien. Le Seuil. 2000.